Chapitre 1
L’ouvrage médiocrement relié accomplit une trajectoire digne d’une navette spatiale avant d’atterrir sur l’épaisse moquette du salon, non sans avoir auparavant heurté le mur peint en ocre sur lequel j’avais accroché quelques aquarelles héritées de mon grand-père maternel. Je maudis l’exiguïté de mon appartement qui m’empêchait de m’adonner pleinement à ce sport que je venais de découvrir à l’instant même : le lancement du livre. J’avais déjà propulsé à travers la pièce une bonne dizaine de polars parmi les centaines qui garnissaient les rayonnages de ma bibliothèque et je sentais toujours cette rage qui bouillonnait en moi. Ras-le-bol ! J’en avais ras-le-bol. Je n’en pouvais plus. J’avais envie de hurler. Une partie de moi se demandait pourquoi la haine accumulée depuis une éternité avait choisi pour cible ces malheureux bouquins inoffensifs. À vrai dire, je n’en savais rien et cela n’avait, pour l’heure, qu’un intérêt purement académique. Ce qui était clair par contre, c’est que j’avais besoin d’extérioriser ma rage, comme dirait mon psy et, dans mon studio de la 12ème avenue, en plein mois d’août à New York, j’avais au moins la certitude que mes humeurs ne risquaient pas d’inquiéter les rares voisins qui n’avaient pas émigré de la Grosse Pomme vers des cieux plus cléments, floridiens ou hawaïens. Avec une énergie qui aurait surpris Rhett, mon supérieur hiérarchique - il avait eu le culot de déclarer à un de mes collègues que je manquais un peu de punch ces derniers temps -, je continuai à vider allègrement les rayons de ma bibliothèque. Et croyez-moi, j’y allais de bon coeur ! À chaque fois qu’un livre tournoyait dans l’espace rempli de fureur de mon appartement, je me délestais d’une pensée vindicative à l’égard du héros qui habitait ces pages. Avec l’acharnement d’un procureur de la Cour Suprême, j’exécutai sans recours possible tous ces personnages imaginés par un cerveau humain qui m’avaient, jusqu’il y a cinq minutes d’ici, fascinés par leur sagacité ou leur côté pittoresque. Il faut dire qu’il y en avait pour tous les goûts dans ces romans qui ornaient les rayonnages en teck massif achetés à un prix dérisoire lors d’une saisie : Des détectives privés imbibés d’alcool et de pensées noires, mais qui trouvaient toujours sur leur route une blonde et une bouteille de whisky aux formes généreuses, et réalisaient enfin, à la dernière page, que c’était elle, la blonde, qui avait lâché le fauteuil roulant du milliardaire dans la pente fatale, histoire de palper la prime de l’assurance-vie ; des intelligences supérieures au cerveau protégé par une casquette à double visière, à qui il suffisait de jeter un coup d’œil distrait sur un petit carré de soie pour en déduire que l’assassin avait trente-quatre ans, était ingénieur dans une entreprise récemment nationalisée, habitait à Piccadilly Circus et n’avait plus fait l’amour depuis le quinze janvier ; des petits génies de la technologie qui résolvaient toutes les énigmes en introduisant patiemment la moindre donnée dans l’ordinateur jusqu’au jour où une simple pression sur la touche ENTER faisait apparaître en lettres orange sur fond bleu le nom de l’assassin, accompagné de sa photo et de ses empreintes digitales. Tant d’autres encore contre lesquels je pestai. Mais les meilleures choses ont une fin, fût-ce pour des raisons tout à fait prosaïques : j’étais à bout de souffle. Une exécution capitale, même si on est le bourreau, ce qui, j’en conviens est une position plus avantageuse que celle de condamné, ça fatigue. Je m’écroulai dans le fauteuil de cuir patiné qui me venait d’un grand-oncle et me servit une rasade de rhum haute comme un milk-shake à la vanille surmonté de chantilly. J’avais moi aussi mes habitudes. Apaisée par la tornade qui avait dévasté mon appartement, je trouvai enfin le temps de m’interroger sur mon comportement. Comment en étais-je arrivée à ce carnage, moi Victoria Salinger, officier de police dont la réputation avait franchi les frontières étroites du 15ème district ? Je regardai la silhouette qui se reflétait dans le miroir à l’autre bout de la pièce et entrepris de la détailler de haut en bas. Un mètre soixante-dix ; une chevelure d’un roux flamboyant qui cascadait autour d’un ovale presque parfait ; un nez légèrement retroussé, juste ce qu’il fallait pour donner une expression spirituelle au visage et mettre en valeur les lèvres qui semblaient avoir été dessinées par la main de Léonard de Vinci lui-même ; des seins qui pointaient avec détermination et générosité sous le coton de mon T-shirt ; des hanches dont l’arrondi appelait la caresse d’un contrebassiste, et enfin, parachevant le tout, des jambes de rêve, si j’en crois certaines déclarations fébriles murmurées lors de nuits de pleine lune (propices sans nul doute à la libération des délires érotiques). Bref, j’avais tout pour être heureuse, du moins si je m’en référais aux photos qui s’étalaient à longueur de page dans les magazines de mode. À un détail près : l’ombre qui obscurcissait mes yeux verts démentait de manière catégorique cette vision simpliste de la réalité. Et pour cause. Depuis de nombreuses semaines, j’étais sur les nerfs à cause d’une enquête que je menais au péril de ma vie, quand, du jour au lendemain, l’affaire me fut retirée. Sans motif. Rhett, mon chef, dont l’allure évoquait plus Oliver Hardy que le héros incarné par Clark Gable, m’avait fait venir dans son bureau et m’avait annoncé la nouvelle avec un petit sourire gêné. J’eus beau tempêter, lui dire que j’étais à deux doigts de trouver la solution, c’est-à-dire la clé USB qui contenait des informations capitales, il ne voulut rien entendre. Il attendit que ça passe, le regard fixé sur la photo de sa grand-mère qui ornait son bureau comme s’il s’était pris d’une affection aussi subite qu’exclusive pour son aïeule. - Désolé, Victoria, répéta-t-il d’une voix monocorde. Ce fut tout. Des mois d’enquête et des nuits blanches aussi nombreuses que des estivants sur la plage de Malibu. En pure perte. Terminé. Terminus. Tout le monde descend. La seule réponse à cette injustice, c’eût été de claquer la porte avec toute la violence dont je suis capable quand on me pousse à bout, mais, prudent comme un renard, Rhett avait fait installer un va-et-vient et j’en fus pour mes frais. Le ridicule ne pouvait plus me tuer puisque j’étais déjà morte, moralement s’entend.
Pourtant, je n’étais pas encore au bout de mes peines. En rentrant chez moi, je trouvai un mot de John, mon boy-friend, me disant qu’il s’était découvert sur le tard une vocation de trappeur dans le Grand Nord, que le climat polaire lui paraissait plus en harmonie avec son être profond que la canicule de New York et qu’il partait séance tenante, juste le temps d’acheter ses raquettes et un manteau de fourrure pour affronter le rude hiver polaire. Il avait beaucoup réfléchi et il était arrivé à la conclusion que nos routes se séparaient malheureusement ici. Il avait dû se résoudre à l’évidence : jamais je ne ressentirais cet appel des grands espaces, j’étais une citadine au tréfonds de mon âme, dont la vocation était de traquer les criminels pour rendre l’air de la ville plus respirable. J’étais peut-être restée naïve en ce qui concerne la gent masculine, malgré mes trente-sept ans, mais sa lettre me percuta brutalement, me permettant de relier entre eux une série d’indices auxquels j’avais peu prêtés attention. En un éclair, je compris ce qui me tombait dessus : il suffisait de traduire “fourrure” par Esther Brown, (sa salope d’assistante dont je revis aussitôt les décolletés ravageurs et le regard plein de langueurs humides), “raquettes” par Oldsmobile et “le Grand Nord ” par Boston. Le temps que je me félicite de mon self-control et que je me dise : « Victoria, ma chérie, tu n’as plus grand-chose à envier au Dalaï-Lama », Tchernobyl, Hiroshima et Armaggedon se déclenchèrent en même temps, me montrant la fragilité de ce vernis. Résultat : ma bibliothèque répandue sur la moquette, en piteux état.
Certes, le traitement infligé à ces pauvres bouquins reportaient mon entrée dans un monastère bouddhiste à une date plus qu’improbable, mais la bonne vieille méthode cathartique m’avait permis de retrouver mon calme et, de surcroît, en dépoussiérant mes neurones, d’entrevoir des pistes pour me sortir du pétrin.
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