Des extraits...
Black Whator attendait assis sous l’immense coupole métallique dont le sommet transparent permettait d’admirer les milliards d’étoiles qui hantaient le ciel de cette galaxie en voie de perdition. Spectacle grandiose s’il en était, mais l’homme, à cette seconde précise, était peu enclin à s’ouvrir à la dimension poético-métaphysique de l’univers car son cerveau essayait en vain de trouver une réponse à la seule question digne d’intérêt à ses yeux en cet instant et par ce degré de longitude et de latitude : pourquoi diable l’avait-on fait venir sur Antica dans le plus grand secret ?
Il croisa et décroisa nerveusement ses jambes faisant ainsi crisser les fibres de Zygul, une matière particulièrement résistante aux accélérations violentes et aux températures élevées. Ce mouvement n’apporta bien sûr aucune réponse à son inquiétude. Pour exorciser son angoisse et stimuler sa pensée, il prononça la phrase à mi-voix, remuant à peine les lèvres car il redoutait la présence de capteurs électroniques :
« Pourquoi diable l’avait-on fait venir sur Antica dans le plus grand secret ? »
Il passa à nouveau en revue toutes les raisons possibles à cet ordre impératif et catégorique venu des hautes sphères, c’est-à-dire du Commodore lui-même, mais il n’en vit aucune qui fut vraiment convaincante.
Il laissa échapper un juron sonore. Il en avait assez. L’incertitude dans laquelle il macérait depuis un moment et cette question lancinante étaient d’autant plus insoutenables qu’il avait, depuis quelques années déjà, renoncé à toute activité guerrière et vivait seul, retiré sur une toute petite planète de la galaxie. Si minuscule, à vrai dire, que certains de ses vieux compagnons de route en la découvrant s’étaient mis à rire et l’avaient surnommé, lui Black Whator, « le Petit Prince ». Initiative qu’il n’avait pas appréciée, car déjà miné par une existence dépourvue de conquêtes prestigieuses, il avait pris cette appellation contrôlée pour un sobriquet aux résonances humiliantes.
Heureusement, un de ses ex-officiers, plus subtil que les autres, ayant remarqué le rictus que lui arrachaient à chaque fois les exclamations de ses camarades, l’avait pris à part pour lui expliquer l’origine de ce surnom, plutôt affectueux somme toute, qui avait été, dans d’autres temps et d’autres espaces, auréolé d’un halo de tendresse et de sagesse enfantines.
Black, dont l’état mental actuel empêchait toute plongée dans des souvenirs qui auraient pu redonner quelque couleur à son humeur grisaillante, se mit à jouer avec l’aigrette de son casque, histoire d’occuper ses mains et les minutes qui n’en finissaient pas de s’écouler comme un fleuve trop calme, presque immobile de lenteur et d’une inertie glaçante.
Ce geste routinier ne lui permit cependant pas d’évacuer les pensées qui tournaient en orbite folle dans sa tête car son regard s’étant attardé sur le métal dont la patine confinait à l’usure, il se sentit plonger dans une sorte de vertige sans nom, trou noir de l’esprit qu’il fuyait comme la peste chaque fois qu’il surgissait devant lui.
Comme il aurait préféré livrer un combat sans merci contre des adversaires cruels et sanguinaires plutôt que de se heurter au mur invisible qui se dressait dans son cerveau et le narguait !
Pourquoi cette lassitude soudaine ? s’interrogea-t-il avec le peu d’énergie qui lui restait. Sans succès, à vrai dire, car il aurait été incapable de répondre à cette question même si on l’avait torturé. Un coup de blues venu d’ailleurs sans doute, se dit-il, sachant pertinemment bien que cette explication n’en était pas une.
En fait, les affres de cette attente interminable ne constituaient qu’une épine de plus dans ses pieds fragilisés.
Il n’était pas dans son assiette depuis un moment et ce constat le tracassait bien plus encore qu’il n’osait se l’avouer.
Des pas retentirent sur le sol, un rythme martial, vif, alerte, contrastant avec le côté nébuleux et sans contour des états d’âme de Black Whator. Il se tourna dans la direction d’où venait le bruit salvateur. L’étau qui enserrait sa poitrine relâcha son étreinte brusquement, lui faisant exhaler un soupir de soulagement car il venait de reconnaître la silhouette qui s’avançait vers lui.
Enfin !
La crainte qui l’avait taraudé de se retrouver seul pour affronter cette épreuve se dissipa instantanément.
Il était arrivé !
À quelques mètres à peine de la banquette en polystyrène renforcé sur laquelle Black se morfondait depuis un moment, un personnage de haute taille avait surgi. Il était enveloppé dans une grande cape brune et tenait sous son bras un heaume superprofilé, modèle unique fabriqué par les usines MégaWar.
Lucas Stepwalker ! Son fils !
Les deux hommes s’étreignirent. Cela faisait une éternité qu’ils ne s’étaient vus et voilà que des circonstances mystérieuses les réunissaient à nouveau sur Antica, la base du Commodore Bonde, le Chef Suprême qui présidait aux destinées de la Galaxie Sud.
Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes, visiblement émus, mais s’efforçant de ne pas se laisser déborder par ces émois d’un autre âge.
Black, le premier, retrouva un coup d’oeil plus lucide et critique. Ce fut pour constater que Lucas avait pris un léger coup de vieux depuis leur dernière rencontre et comme en écho à ses pensées, il vit dans le regard de son fils posé sur lui une expression quelque peu désolée. Il s’en détourna aussitôt car l’arthrose qui infiltrait ses membres lui était devenue tout à coup plus douloureuse qu’à l’accoutumée et le poids des ans cumulé au stress de l’attente lui parut d’une lourdeur insoutenable.
Au bonheur de se revoir venait se mêler une sorte de tristesse en miroir qu’ils souhaitaient éloigner d’eux au plus vite.
Ce fut donc par une sorte d’accord tacite qu’ils s’arrachèrent à ces impressions déplaisantes pour rejoindre les terres familières des banalités d’usage et plonger dans l’univers rassurant du prêt-à-porter de la conversation, créant ainsi une heureuse diversion qui les empêcha de sombrer dans une dépression sidérale.
- Ton voyage a été agréable ? demanda Lucas.
- Pas mal, à part quelques turbulences. Je me déplace si peu ces temps-ci que le simple fait de quitter ma résidence prend des allures d’expédition lointaine. Et toi, comment vas-tu ?
- Je me débrouille. J’ai été affecté à une nouvelle zone de patrouillage, du côté de l’Etoile Rouge cette fois.
- C’est intéressant ?
Lucas ne répondit pas, mais son visage parlait pour lui. Pas l’ombre de l’esquisse d’une ébauche d’enthousiasme n’était venue animer quelque peu ses traits. Black n’insista pas. Inutile de poursuivre et de lui demander des nouvelles de Balana, sa compagne. Quand Lucas tirait cette tête-là, mieux valait attendre.
Après un silence, Lucas demanda :
- Tu as une idée de la raison pour laquelle on nous a fait venir ?
Le père secoua la tête.
- Le Commodore m’a envoyé un message me priant d’assister à la réunion d’aujourd’hui. Sans autre explication.
- Moi, c’est pareil.
Black n’avait jamais été très fort pour exprimer tout haut ses pensées, mais là, tout à coup, une panique sourde s’empara de lui. Etait-ce la fatigue du voyage ? L’attente interminable dans cette salle vide aux murs glacés ? La perte de ses points de repère ? L’angoisse devant un avenir incertain ? Tout ça à la fois ?
Il était sur le point de craquer nerveusement.
- Ca va mal, lâcha-t-il tout à trac, sans très bien savoir de quoi il parlait.
- Je sais, répondit Lucas, qui n’en savait guère plus que son géniteur. Simplement cela lui faisait du bien de penser tout haut, de dire n’importe quoi, d’évacuer le trop-plein de mots qui s’agitaient dans sa tête, d’égrener un chapelet de banalités sans devoir en peser chaque grain avec une balance ultraperfectionnée.
« C’est vrai, ça va mal, poursuivit-il, sortant brusquement de son laconisme. Je croyais avoir atteint une certaine sagesse, mais finalement à quoi bon toutes ces années d’efforts ! Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient ! Tout se déglingue ! L’ordre mondial est toujours pour demain ! La jeunesse n’a aucun idéal !
Black fut surpris par l’amertume qui perçait dans la voix de Lucas. Il faut dire qu’il n’avait jamais compris ce garçon à la fois fougueux et plein de réserve qui avait reçu en son temps l’initiation des Jaidis. Ils avaient bien sûr longuement discuté ensemble stratégie et tactique lorsqu’il avait fallu sauver la galaxie des envahisseurs, mais une pudeur tenace les avait toujours empêchés de se livrer le fond de leurs pensées.
Le silence revint entre eux car Black ne savait plus quoi dire.
Le guerrier en était encore à chercher laborieusement quelques mots pour poursuivre la conversation lorsqu’une porte coulissa sur le mur d’en face, interrompant cette ébauche de dialogue intergénérationnel. Un robot surgit et déambula vers eux. Lucas écarquilla les yeux de surprise et en oublia sa diatribe. On avait beaucoup parlé de ce modèle à une certaine époque mais c’était la première fois qu’il en voyait un pour de vrai. Il l’observa avec curiosité. La silhouette était plus élancée et gracieuse que les androïdes habituels et sa surface argentée était parsemée d’ampoules de toutes les couleurs qui clignotaient en cascade.
- Je m’appelle Samba, énonça l’engin d’une voix métallico-chantante. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. Vous êtes attendus pour la réunion.
Il les précéda en se déhanchant, témoignant ainsi d’une souplesse peu répandue dans le monde des robots.
Cette gestuelle inattendue ne réussit pas à dérider Black ni à arracher un demi-sourire à Lucas car le simple fait entendre prononcer le mot réunion avait suffi à propulser leur tension vers des sommets à hauts risques.
2Lucas cligna des yeux en pénétrant sous le dôme fortement éclairé de la salle du Conseil. Comme à chaque fois qu’il franchissait la porte de ce lieu, il était pris d’une crainte irrationnelle que ses victoires successives sur les Forces du Mal n’avaient jamais réussi à effacer. Il ne put s’empêcher de tressaillir en apercevant la stature imposante du Commodore Bonde qui se dressait à l’autre extrémité de la gigantesque table de forme ovale. L’homme était d’une taille largement au-dessus de la moyenne. Son visage austère semblait avoir été sculpté à l’économie dans un bloc de granit sombre tandis que ses bras interminables se déployant au-dessus de l’assemblée évoquaient des totems d’un autre temps. Une dizaine de personnes gravitaient autour de sa personne pareils à des satellites mis sur orbite : les membres du Conseil Suprême de la Galaxie Sud.
Les chefs de base dévisagèrent les arrivants avec une certaine réserve. Black jeta un coup d’œil circulaire et salua l’assemblée sobrement. Face à ce ramassis de curieux et d’envieux, il lui fallait rester digne, se dit-il. Cela ne plut pas à tout le monde. Certains chefs, jaloux de la notoriété des deux hommes affichèrent un sourire un peu condescendant. D’autres, plus prudents, veillèrent à ce que leur mimique échappât à la vigilance du Commodore car si Black et Lucas se trouvaient aujourd’hui sur Antica, c’était bien à sa demande, pour ne pas dire sur ses ordres.
Le Chef Suprême fit taire les murmures suscités par l’entrée des nouveaux arrivants.
- Chers amis, c’est le moment d’accueillir parmi nous, pour cette réunion extraordinaire du Conseil, Black Whator et Lucas Stepwalker, ces deux valeureux guerriers que vous connaissez tous et dont les exploits hors du commun ont sauvé notre galaxie.
Toutes les têtes s’inclinèrent cette fois de manière respectueuse, le regard du Commodore ayant balayé le cercle des chefs avec une autorité qui ne souffrait ni contradiction, ni impertinence.
- Prenez place mes amis. Nous vous attendions. Nous sommes maintenant au complet.
Black et Lucas s’installèrent sur les sièges à haut dossier surmontés des armoiries de la galaxie. Le Commodore se tut. Chacun l’observait sans en avoir l’air de manière à déterminer la contenance à adopter. Le Chef Suprême savoura ce moment et fit mine de se recueillir avant de darder à nouveau son regard sur l’assemblée. Il savait de manière quasi mathématique que ce stratagème allait accroître encore la solennité de l’instant.
- Mes chers amis, si je vous ai convoqués aujourd’hui pour une assemblée exceptionnelle, c’est en raison de la gravité de la situation que connaît actuellement notre galaxie. Des rapports alarmants en provenance de différentes bases viennent encore de me parvenir il y a moins d’une heure. Bien sûr, il ne s’agit plus de menaces d’anéantissement total comme celles que nous avons connues jadis (il tourna la tête vers Black et Lucas), lorsqu’il fallait combattre le Mal avec des armadas de vaisseaux ultraperfectionnés et achever le travail au sabrolaser.
Black, par réflexe, caressa discrètement la poignée de l’épée légendaire qui ornait sa ceinture et laissa, à son insu, transparaître sa fierté à l’évocation de cette période glorieuse tandis que le Commodore poursuivait son discours, sans s’attarder davantage sur ce point, au grand regret de Black.
- Non. Les choses sont très différentes aujourd’hui. Le mal est devenu beaucoup plus insidieux, ses contours sont imprécis et sa nature profonde nous échappe. Il ne porte plus le nom de Cité Noire ou d’Anges Maudits, mais celui beaucoup plus terre à terre de morosité. Cette mélancolie gagne de proche en proche tous les recoins de la galaxie. Face à cette invasion sournoise, les autorités chargées du bien-être des galaxiens se sont empressées de mener leur enquête. Elles ont interrogé des milliers de personnes, mais, hélas !, celles-ci se sont révélées incapables de nous éclairer sur la nature du mal. Elles semblaient comme pétrifiées dans leurs manteaux d’hiver, glacées de solitude et perdues dans les immensités désertiques de leur existence.
Le Commodore Bonde fit une pause afin que chacun pût apprécier, outre ses qualités de chef, ses talents d’orateur et son sens du phrasé.
- Ce fut donc le premier défi qu’il me fallut relever, moi, Commodore : identifier la nature du problème. Pour cela, avec une équipe de chercheurs, nous avons engrangé patiemment des milliers d’informations dans nos ordinateurs et quand celles-ci furent en nombre suffisant, nous lançâmes le programme de traitement des données et nous obtînmes enfin une réponse à nos interrogations.
Le Chef Suprême marqua une pause et parcourut l’assemblée de son regard d’aigle.
- Hélas, si celle-ci ne nous a pas surpris, elle ne nous a pas été d’un grand secours non plus : en effet, notre MégaComputer Central a diagnostiqué une dépression larvée selon la classification du THM 18. Diagnostic assez vague, il faut le reconnaître, qui, de surcroît, s’accompagnait à la rubrique « Remède » de la mention : inconnu.
« La machine, poussée dans ses derniers retranchements, s’étant révélée incapable de nous aider, nous nous sommes alors tournés vers un être humain, en l’occurence, un des éminents savants de notre galaxie, spécialiste du cerveau. Nous lui avons soumis le problème tel que je viens de l’évoquer brièvement devant vous afin qu’il nous donne des pistes pour sortir de ce marasme. Il est parmi nous aujourd’hui. Chers amis, je cède maintenant la parole au professeur Davor qui va nous livrer le fruit de ses réflexions.
Un personnage se leva à la gauche du Commodore. Tous les regards se tournèrent brusquement vers lui, pleins d’espoir. C’était un homme grand et maigre, vêtu d’une tunique blanche sur laquelle se détachait une barbe rousse mêlée de fils argentés. De son visage émacié, on ne voyait quasiment que ses yeux, très clairs. Sa voix était ferme, même s’il paraissait un peu intimidé de s’adresser à une telle assemblée.
- Chef Suprême et Membres du Conseil, je suis très honoré d’être parmi vous aujourd’hui, mais je préfère vous l’annoncer tout de suite, je n’ai pas de solution miracle au problème qui mine le moral des habitants de notre galaxie.
Quelques murmures mêlant déception et désapprobation dans des proportions variables parcoururent l’assemblée.
- Néanmoins, poursuivit le savant, je vais vous en soumettre une qui résulte de mon analyse de la situation. J’espère sincèrement qu’elle pourra contribuer à améliorer notre sort à tous.
La tension se fit plus grande dans l’assistance. L’imminence de la révélation du Grand Secret rendit l’assemblée nerveuse. Des toux se firent entendre. L’homme leva la main.
- Il me faut cependant, avant de vous proposer cette nouvelle perspective, vous rappeler en quelques mots la situation dans laquelle nous sommes plongés quotidiennement et, peut-être à cause de cela, dont nous ne mesurons plus tous les effets.
Le chef de la base d’Anthor se pencha vers l’oreille de sa voisine, la très pulpeuse Marina de la planète Itor, vêtue d’une combinaison spatiale dessinée par l’un des plus grands couturiers du moment. Une femme comme il les aimait, il devait bien le reconnaître. Il savoura donc un court instant ce rapprochement physique avant de lui murmurer : « Encore un de ces spécialistes du bla-bla qui n’en finissent pas de s’écouter ! »
La jolie itorienne sembla n’avoir pas entendu sa remarque. Le chef de la base d’Anthor, déçu, s’éloigna et croisa les bras pour manifester son scepticisme devant les déclarations à venir du professeur Davor.
- Vivant à de très longues distances les uns des autres, nous restons cependant en communication permanente grâce à des appareillages sophistiqués qui nous permettent de transmettre et de recevoir sons et images d’où que nous soyons. Il n’en reste pas moins que chacun évolue dans son monde et que nous avons peu d’occasions de nous retrouver ensemble, nous habitants de cette immense galaxie. Un constat s’impose à nous, si douloureux, fût-il : malgré tous nos efforts et faute d’une cause qui rassemblerait nos énergies comme le faisait jadis la lutte contre le Mal, nous nous étiolons et nous sentons perdus dans l’espace galactique.
« Telle est selon moi l’origine de cette dépression larvée !
Les murmures exprimèrent l’impact de ce discours aussi lapidaire que juste. Le chef de la base d’Anthor, plus prompt et plus impatient que ses collègues et surtout désireux de prendre sa revanche sur la froideur de la jolie Marina, se leva.
- Et que proposes-tu, toi ?
Le ton était cassant, presque ironique.
Le savant ne se démonta pas.
- J’allais y venir. Mon idée est simple : il faut que l’esprit de nos concitoyens soit occupé par un autre combat et que ce qui nous éloigne nous rapproche.
Quelques membres du Conseil, peu familiarisés avec les subtilités de la langue, s’entreregardèrent d’un air perplexe.
- Mais que veux-tu dire exactement, sois plus clair !
Le savant ne se laissa pas troubler par cette injonction, il s’y attendait. Il aimait manier le paradoxe, fût-il approximatif. Il prit donc son temps. D’abord intimidé par l’assemblée de notables, il découvrait maintenant le plaisir de les sentir suspendus à ses lèvres. Il posa ses deux mains à plat sur la grande table ovale et laissa son regard errer un moment sur les visages avant de poursuivre sa démonstration.
- L’idée en elle-même est très simple. Imaginez que l’on réunisse une dizaine de personnes assez jeunes, garçons et filles, sur une planète un peu à l’écart, pendant un temps déterminé. Ce groupe serait filmé en permanence par des caméras placées à tous les endroits possibles et imaginables et, grâce à ce dispositif, leur vie quotidienne serait diffusée dans TOUTE la galaxie.
Les murmures se firent plus bruyants. Il transparaissait comme un début d’irritation.
- Mais enfin quel serait le but de cette action ? s’écria quelqu’un.
- J’allais y venir. Ces jeunes gens auraient été sélectionnés pour leur aptitude à participer à un concours de chant qui se déroulerait en direct. Chaque semaine l’un d’entre eux serait éliminé par le vote du public et ce, jusqu’à la finale.
- Mais qu’est-ce que ça changera dans notre vie actuelle ? s’écrièrent en choeur plusieurs membres du Conseil, parmi lesquels figurait la troublante Marina.
Le professeur Davor esquissa un demi-sourire car il s’attendait à la question.
- Le but, et nous avons les moyens techniques de le réaliser, c’est de focaliser l’attention de TOUS nos concitoyens autour de ces grands adolescents venus de tous les coins de la galaxie et de créer une sorte de conscience collective autour de leur vie, d’en faire des vedettes dont nous pourrions connaître le moindre geste, l’expression la plus insignifiante, la parole la plus creuse car TOUT serait recueilli par les caméras et transmis urbi et orbi, enfin je veux dire, partout.
Dans l’émoi du moment, personne n’avait relevé le caractère obsolète de l’expression.
- Vous croyez que ça va vraiment changer les choses ? insista un des chefs de base connu pour son scepticisme décapant.
Le visage du professeur prit d’abord une expression perplexe, puis il afficha un large sourire comme s’il se laissait enfin aller.
- Je l’espère. Chacun d’entre vous peut imaginer à loisir ce qui peut se passer entre des garçons et des filles vivant en vase clos. Alors, sachant que toute leur vie sera filmée en permanence...
Certains hochèrent la tête et par mimétisme esquissèrent la même expression réjouie que le savant. Ils venaient de comprendre. D’autres, plus allergiques à la nouveauté, flottèrent encore quelques secondes dans leurs pensées comme des débris d’astéroïdes errant dans le vide interstellaire.
Lucas Stepwalker et Black Whator échangèrent un bref regard. Ils étaient consternés. Les propos du professeur Davor signaient vraiment la fin d’une époque, celle où une armada de vaisseaux envahissait la Planète Maudite pour sauver le monde de la destruction.
Le Commodore coupa court aux bavardages. L’heure était à l’action.
- Je vois que tout le monde a compris. Je propose que l’on passe au vote, secret, ajouta-t-il au grand soulagement de Black et Lucas encore plongés dans une stupéfaction indécise.
Le Chef Suprême ayant fait comprendre à mi-mot qu’un consensus était plus que souhaitable, la majorité fut acquise haut la main.
Quelques chapitres plus tard….
15
Marco explosa de joie après avoir hurlé de bonheur.
Yaho venait de lui communiquer les chiffres de l’audience.
Inimaginable ! Gigantesque ! Grandiose !
Pulvérisées les autres chaînes ! Réduites à néant ! Battues à plate couture! La victoire était totale ! Les concurrents avaient beau réunir les conseils d’administration, multiplier les brainstormings pour tenter de créer un nouveau concept capable de rivaliser avec celui de la Stars War Academy, ils étaient largués !
Il ricana. Qu’ils planchent, qu’ils se triturent la matière grise, qu’ils se pètent la cervelle ! Il s’en foutait. Le temps jouait en leur faveur. Après trois émissions, le public était accro. Impossible de joindre quelqu’un entre 19h30 et 20h00 au moment du résumé de la journée. Les tuniques avec les portraits des candidats imprimés en hâte s’étaient vendus par centaines de milliers et ceux qui n’avaient pas pu en obtenir les réclamaient à cor et à cri comme si leur vie en dépendait.
Ayant retrouvé son sang-froid, Marco jeta à nouveau un oeil sur les chiffres, les compara aux précédents et constata l’évidence : ils avaient grimpé de manière sensible depuis l’arrivée de Lucas Stepwalker et de Black Whator. C’était parfaitement conforme à toutes les prévisions. Le vidéophone clignota. Marco activa la communication. Le visage du professeur Davor apparut sur l’écran. L’animateur en fut contrarié, mais tenta de n’en rien laisser paraître.
- Alors, on dirait que ça marche ! s’exclama son interlocuteur.
- Oui, oui. Ça on peut le dire ! C’est génial, professeur ! Excusez-moi, mais je dois partir. Je vous rappelle, sauf si c’est urgent...
- Non, c’est que...
- Alors, à bientôt !
Marco coupa la communication. Cet emmerdeur lui avait presque gâché son plaisir. D’accord, il avait eu l’idée de départ, mais c’était grâce à Marco, à son charisme et à son habileté que Galaxy One avait su conquérir le public et soulever l’enthousiasme des foules. Il haussa les épaules. Il le rappellerait, mais plus tard. Ce vieux savant voulait sans doute se faire mousser aux dépens des véritables artisans du succès.
Il revint aux chiffres et oublia aussitôt l’homme à la tête de prophète. Il y avait des choses tellement plus importantes à faire dans la galaxie que de parler pour ne rien dire.John, le garçon blond originaire de Tasma, reprit pour la cinquième fois le début de la chanson. Yaho hocha aussitôt la tête de gauche à droite pour lui faire signe d’arrêter. Le dur à cuire se décomposa.
- C’est trop mou, répéta Yaho connaissant les mots qui feraient mouche. Il faut que tu te donnes plus à fond !
Le grand gaillard transpirait. Il était désemparé. Champion de lutte hors pair, il excellait dans toutes les activités sportives, mais ici, il se liquéfiait. Il ne comprenait pas pourquoi Yaho s’acharnait de cette manière, lui faisant répéter sans cesse les mêmes passages et le drame, c’est qu’il ne voyait pas comment s’améliorer. Il se sentait lamentable.
- Bon, on va arrêter. Ca suffit pour aujourd’hui. N’oublie pas ce que je t’ai dit si tu veux progresser.Yaho regarda l’enregistrement de la leçon avec John qui allait être diffusé ce soir. Il effectua en un tournemain le montage, puis visionna les images sur l’écran de contrôle : John suant de grosses gouttes. John bégayant. John complètement défait et enfin, John assis sur son lit, la tête entre les mains, en train de confier ses déboires à Silvia. De quoi attendrir un peu le public certes, mais ça ne changerait rien au résultat. Le vote serait en sa défaveur, Yaho était prêt à parier là-dessus ce à quoi il tenait le plus au monde : son rôle de directeur de la Stars War Academy.
Et quelques chapitres plus loin…
20
La température avait encore grimpé de quelques degrés dans le vaste entrepôt, autrefois haut-lieu de la fabrication des télécommandes à touche multiprogrammes et double rayon laser, transformé aujourd’hui pour la circonstance en salle d’accueil. Une onde de chaleur parcourut la foule, des gouttes de sueur perlèrent sur les fronts, des mains balayèrent l’espace dans l’espoir fallacieux d’y créer un courant d’air frais. Balana vit tout cela et estima qu’il était temps d’en finir avec la parlote de bienvenue qu’elle déversait sur son auditoire depuis un moment avec un lyrisme qui, certes, lui venait du cœur, mais qui pouvait lasser les quelques dizaines de personnes entassées dans un hangar dont la climatisation avait rendu l’âme il y a peu.
Balana conclut donc :
- ... D’ailleurs, pourquoi se contenter de regarder sur les murs écrans ce que l’on peut vivre soi-même ?
L’assemblée applaudit, cria, siffla, chanta et dansa pour manifester son enthousiasme inconditionnel, car s’ils étaient ici aujourd’hui, c’était bien sûr parce qu’ils adhéraient à cent pour cent à cette idée. Un accord parfait, quoi ! La joyeuse bande venait de débarquer voilà une heure à peine. Même s’il n’y avait pas eu de défaillance dans la climatisation, ils se seraient trouvés dans un état de surchauffe avancé tellement ils étaient heureux d’être là, le bonheur dans lequel ils nageaient se traduisant finalement sur le plan physiologique par une production accrue d’énergie calorique.
Cette foule en liesse était constituée, comme on l’aura deviné, de la première vague d’immigrants qui avaient répondu toutes affaires cessantes à la proposition “VVVV”, “Vivez Votre Vraie Vie” diffusée sur le web par les deux amoureux. D’autres n’allaient pas tarder à suivre, c’était l’évidence même, et Balana en regardant la pièce remplie de fêtards était déjà en train de penser à un lieu plus vaste pour les accueillir tous. En attendant, elle les invita à se répandre dans les jardins, histoire de permettre à chacun de s’aérer et de trouver tout l’espace dont il avait besoin.
Tandis que sur Jalit on faisait la fête loin des murs écrans, renouant ainsi sans le savoir avec le mouvement “Love and Peace” qui s’était répandu sur la planète Terre voilà plus de soixante-dix ans, à des milliers de kilomètres de là, sur Lonestar, bien des événements s’étaient produits depuis les révélations de Black à Maleena.
On en était à la quatrième semaine du concours et après que John eut été passé à la trappe avec les honneurs dus à son rang, d’autres candidats avaient subi le même sort funeste.
C’était la règle du jeu. Elle était dure, mais c’était la règle !
Ce fut Lune qui eut le triste honneur de succéder à John, comme l’exprima de façon très juste et pathétique Marco, l’animateur de la Stars War Academy. Malgré son talent, elle avait déplu au public. Son allure hautaine qui masquait ses incertitudes et ses propos parfois trop empreints de suffisance passaient mal à l’écran. Pour elle aussi, Yaho dut écrire un texte d’adieu galactiquement correct et se fendre d’une somme rondelette qui devait permettre à la jeune femme de panser ses blessures d’amour-propre. Clarice, Silvia et Maleena poussèrent un soupir de soulagement lorsqu’elles apprirent l’éjection de Lune. Les hommes, intimidés par son allure de princesse, n’avaient pas vraiment eu l’occasion de nouer un lien avec elle, et partant, n’en conçurent aucun regret.
Le spectacle continuait.
Jarmo fit également partie de ceux que la voix du peuple avait jugés indigne de poursuivre le concours de chant. L’unanimité s’était faite sur son exclusion car ses prestations étaient vraiment en dessous de tout. Lui-même avait beau en connaître la raison, il ne pouvait rien y changer. Largué par Maleena qui était restée insensible à l’arsenal de séducteur qu’il avait déployé sans relâche pendant plusieurs jours, il avait fini par tomber en chute libre sans parvenir à agripper la commande des aérofreins pour redresser la situation. Accro à Maleena comme à une drogue et incapable de faire face à son refus, il passait brutalement de la colère mêlée de jalousie à la dépression. Ces affres de la passion avec lesquelles il était peu familier se répercutèrent inévitablement sur son assiduité aux cours et sur sa capacité de concentration.
Il y avait là, si on regardait les choses d’un peu plus loin, un ressort dramatique extrêmement puissant. Yaho l’avait tout de suite perçu. Il avait tenté d’exploiter cet événement en invitant le jeune homme à exprimer son vécu profond, mais le désarroi de Jarmo passait mal à l’écran parce qu’il était trop réel. Il se traduisait par de longs silences, un air hagard et égaré, des mots quasi incompréhensibles. Malgré le montage habile des séquences, le résultat n’arrivait pas à soutenir l’intérêt du spectateur pourtant peu exigeant à l’égard des images qui lui étaient offertes quotidiennement.
Maleena en fut soulagée. En d’autres temps, elle aurait peut-être apprécié ce garçon, mais là, il arrivait à un mauvais moment. Elle versa donc une larme lors du départ de Jarmo, comme Yaho le lui avait suggéré. Elle n’était pas très fière de son attitude, mais pas non plus trop tracassée. Elle pleurait en fait en pensant à Black. Elle caressait encore vaguement l’espoir qu’il eut pu se tromper dans les dates, mais sans grande conviction. Elle était loin de se laisser abattre, mais se découvrait une sentimentalité qui ternissait quelque peu son image de séductrice désinvolte. Le public, lui, en fut touché.
En cette quatrième semaine du concours de chant retransmis par Galaxy One, il restait donc trois hommes et trois femmes en lice.
Vince, le Belilien un peu inquiet, s’était fait évincer lui aussi. À l’inverse de Jarmo, ce fut sans raison particulière. Simplement, il en fallait un et ce fut lui. Les exégètes de l’émission épiloguèrent longuement par la suite sur ce départ et déclarèrent que cela pouvait s’expliquer par une certaine fadeur, une sorte de gentillesse un peu mièvre qui passait mal à l’écran.
Black et Lucas, eux étaient devenus intouchables, leur popularité ayant atteint des sommets inégalés.
Restaient en lice : Eter, le kasamien, un garçon qui avait su conquérir le public par son naturel et son aisance physique et dans un style un peu différent, Clarice. Elle continuait en effet à jouir de plus en plus intensément chaque jour et le spectre sonore de sa voix ne cessait de s’étendre, atteignant des registres jusque là inaccessibles et faisant vibrer les harmoniques avec un rare bonheur. Les techniciens du montage, d’un commun accord, s’étaient fait un point d’honneur à élaborer pour elle des enregistrements d’une qualité auditive et visuelle irréprochable. C’était leur manière à eux de rendre hommage à la jeune fille.
Peu d’entre eux, il faut le dire, sortaient tout à fait indemnes de ces séances. Une fois le tournage et le montage achevés, certains restaient en état de choc parfois pendant plusieurs heures et devaient recevoir une aide psychologique spécialisée afin de pouvoir reprendre leur travail le lendemain. En revanche, l’attention soutenue dont ils avaient dû faire preuve leur avait appris à discriminer les sons émis par la jeune femme avec une subtilité qui s’affinait de jour en jour.
Pour toutes ces raisons, Clarice appartenait, comme Black et Lucas, à la caste des intouchables, au sens figuré, bien sûr, car elle s’était révélée simultanément à elle-même et au public comme un véritable phénomène. À mesure que ses orgasmes s’intensifiaient, sa voix de chanteuse se libérait également et dégageait plus de puissance et de chaleur. Elle démontrait, si cela était nécessaire encore, que la présence de caméras n’avait pas que des effets inhibiteurs. Par ailleurs, la presse électronique diffusait de nombreuses interviews de personnes dont la vie sexuelle avait été radicalement transformée par le spectacle de sa jouissance aussi interminable que mélodieuse, véritable incantation d’un autre âge que le public redécouvrait médusé et ravi.
Restait également en lice dans ce concours, Silvia. La jeune fille avait acquis au fil des semaines une très grande popularité. Comme il était inscrit dans son dossier, elle avait un véritable don pour se faire des amis et les spectateurs avaient été également touchés par ce rayonnement qui émanait d’elle.
Elle commençait d’ailleurs à intriguer davantage encore depuis que Black, en bon père de famille, s’était détourné sexuellement de Maleena pour canaliser ses pulsions vers les formes arrondies de Silvia qui l’avaient tant troublé lors de son arrivée sur Lonestar.
L’ancien guerrier n’arrêtait pas de se répéter que sa première impression avait été la bonne et que c’était un signe ! Il faut dire qu’il trouvait à présent autant de plaisir dans l’introspection que dans les choses de l’amour.
En cette quatrième semaine donc, tout baignait. Le public n’imaginait plus sa vie sans la Stars War Academy et les candidats, Eter, Silvia, Black, Clarice, Lucas et Maleena se voyaient chacun remporter la finale.
Hélas, cet état de béatitude ne dura pas.